Recommandations du Tribunal International des Evictions 2012. Deuxième Session ( Genève, 28 septembre 2012)
Le Tribunal International des Evictions s'est réuni pour sa seconde session à Genève le 28 septembre 2012 pour les Journées Mondiales de l'Habitat.
Un Jury composé de cinq expert(e)s en matière du droit au logement, provenant des milieux académiques, des ONG, d’organismes nationaux ou internationaux ou d’organisations militantes, a entendu les témoignages des habitants concernant les violations du droit au logement de communautés du : Cambodge, Inde, Nigeria, Haïti et Brésil.
Les cas présentés devant le Tribunal ont été sélectionnés pour leur qualité emblématique et pour exprimer une certaine diversité des cas d’expulsions, à partir de 40 dossiers soumis suite à la diffusion d’un ‘appel à cas’ international.
Ils ne sont largement pas exhaustifs car, au niveau mondial, l'on estime entre 60 et 70 millions le nombre de personnes menacées d'expulsions pour différentes raisons.
Suite à la Session, le Jury s'est réuni pour rédiger des recommandations rendues publiques à l’issue de la
Marche des habitant-e-s, sur la Place des Nations, devant le Palais des Nations Unies, samedi 29 septembre 2012. Ces recommandations s’adressent aux acteurs économiques et institutionnels responsables des expulsions forcées présentées ainsi qu’aux organisations de la société civile qui soutiennent les habitants affectés. Elles leur seront transmises, de même qu’aux représentants de leurs gouvernements à Genève et aux autres acteurs que le Jury pense pertinent d’interpeller (Procédures spéciales des Nations Unies, Comité DESC, etc.).
Le suivi des recommandations du Tribunal des Évictions est assuré par le Comité d’organisation du Forum Habitat Genève 2012, les organisations partenaires et les personnes qui ont présenté les cas ou leur organisation/réseau sur le terrain.
Les faits et violations du droit au logement qui ressortent des auditions effectuées
Les faits présentés intègrent, à de différents niveaux et degrés, des violations aux obligations légales assumés par les Etats en question en tant que signataires du Pacte International sur les Droits
Economiques, Sociaux et Culturels, de la Convention sur les Droits de l'Enfance, de la Convention sur l'
Elimination de toute les Formes de Discrimination contre la Femme, de la Convention sur les Droits Civils et Politiques et de la Convention Internationale sur les Droits des Personnes handicapées. Ces violations affectent, notamment, les personnes à faible revenu et les femmes.
1. Boeung Kak Lake, Phnom Penh, Cambodge
Dans le cas du Cambodge qui a été présenté, le droit au logement des victimes a été violé, et les communautés ont été victimes d’expulsions forcées, notamment pour les raisons suivantes :
- Les communautés n’ont pas été véritablement consultées ;
- La police a utilisé la violence contre les personnes qui ont été expulsées ;
- De nombreuses personnes expulsées n’ont pas reçu de proposition de compensation, et la compensation proposée aux autres n’a été ni juste ni équitable ;
- La proposition de relogement qui a été offerte à une partie des personnes expulsées n’a pas été adéquate, notamment car la proposition impliquait un relogement trop éloigné du lieu où elles vivaient, sans opportunité de travail ;
- Si 600 familles qui sont restées se sont vues reconnaître un titre sur la terre, 90 familles n’ont rien reçu ;
- Les victimes qui ont porté plainte n’ont pas encore été en mesure d'obtenir satisfaction devant les tribunaux.
2. Pipeline Community Dharavi, Mumbai, Inde
Dans le cas de l’Inde qui a été présenté, le droit au logement des victimes a été violé, et les communautés ont été victimes d’expulsions forcées, notamment pour les raisons suivantes :
- Les communautés n’ont pas reçu les informations utiles à temps ;
- L’expulsion a été réalisée lors d'intempéries, pendant la mousson, malgré les assurances du gouvernement qu'aucune expulsion n'aurait lieu pendant la mousson;
- Sur les 325 familles qui ont été expulsées, 215 ont reçu des propositions de relogement, mais à un endroit trop éloigné de leur lieu de vie pour être adéquat, et 110 familles n’ont pas reçu de proposition de relogement du tout.
Le Jury tient à souligner que toute personne a droit à un logement adéquat, qui comprend notamment la fourniture d’eau potable, indépendamment du lieu de résidence et du statut d'occupation.
3. Waterfronts communities Port Harcourt, Nigéria
Dans le cas du Nigéria qui a été présenté, le droit au logement des victimes a été violé, et les communautés ont été victimes d’expulsions forcées, notamment pour les raisons suivantes :
- Les deux communautés qui ont été expulsées n’ont pas été véritablement consultées et se retrouvent aujourd’hui sans solution de relogement ;
- Malgré une décision judiciaire qui a demandé la suspension de toute démolition (décision de la Haute Cour de novembre 2011), une des communautés, Abonnema Wharf, a été expulsée ;
- Les habitants des communautés, notamment les locataires, n’ont pas reçu de compensation adéquate ;
- Dans le cas de la communauté de Bundu, au moment où les habitants ont résisté, les forces de sécurité ont ouvert le feu, faisant 1 mort et 13 blessés (12 octobre 2009) ;
- Au moins 47 autres communautés sont aujourd’hui sous la menace d’expulsions forcées, et les autorités ne leur ont pas fourni d’information sur la réaffectation prévue du terrain.
4. Place Jérémie, Port-au-Prince, Haïti
Dans le cas d’Haïti qui a été présenté, le droit au logement des victimes a été violé, et les communautés ont été victimes d’expulsion forcée, notamment pour les raisons suivantes :
- Les communautés touchées n’ont pas reçu d’information, ni n’ont été véritablement consultées ;
- Les communautés n’ont pas bénéficié de possibilité de relogement ;
- Les personnes qui ont procédé à l’expulsion, ou qui l’ont appuyée, n’étaient pas identifiables ;
- L’expulsion a eu lieu pendant la nuit ;
- Les personnes expulsées se sont retrouvées sans abris.
5. Communauté de Jardim Sao Francisco, Sao Paulo, Brésil
Dans le cas du Brésil qui a été présenté, le droit au logement des victimes a été violé, et les communautés ont été victimes d’expulsions forcées, notamment pour les raisons suivantes :
- Il n’y a pas eu de véritable consultation et l’information n’a pas été donnée suffisamment à l’avance aux communautés affectées ;
- La communauté a été menacée et intimidée à plusieurs reprises ;
- Aucune compensation n’a été proposée au départ. Après une mobilisation importante des communautés, les autorités ont offert une compensation de 900 Réais + 600 Réais par mois par personne reconnue dans le registre foncier, pendant 30 mois. Mais selon les témoignages des communautés, ce montant n’est pas suffisant pour couvrir les frais de relogement à Sao Paulo, et les communautés se retrouvent donc sans solution de relogement adéquate.
Recommandations générales
Le Tribunal reprend et confirme les recommandations émises lors de sa première Session le 30/9/11 (en annexe).
Le Tribunal reconnaît la nécessité d'un système qui permettra de surveiller les expulsions forcées au niveau mondial et encourage les organismes compétents des Nations Unies à prendre des mesures pour remédier à cette lacune.
Le Tribunal recommande également un dialogue plus ample entre les organismes concernés des Nations Unies et les acteurs de la société civile sur les expulsions forcées ainsi que l'identification de voies par lesquelles cette violation des droits humains peut être résolue.
Recommandations spécifiques
1. Boeung Kak Lake, Phnom Penh, Cambodge
- Arrêt des opérations immobilières fondées sur la collusion entre secteurs économiques et milieux politiques, niant les droits humains des habitants ;
- Reloger les personnes expulsées sur place, à une distance de marche maximale de 10 minutes, et / ou d'une manière qui assure qu'il n'y a pas d'impact négatif sur les liens sociaux et économiques dans la zone des personnes affectées, ainsi que leur accès à d'autres droits humains, dans des logements adéquats, permanents et économiquement accessibles ;
- Offrir des recours effectifs pour ceux qui ont été expulsés de force ;
- Protéger les personnes qui luttent pour le droit au logement, arrêt des procédures légales à l'encontre des actes liés à la défense de ces droits et libération des personnes emprisonnées.
2. Pipeline Community Dharavi, Mumbai, Inde
- Respect du droit au service public à un approvisionnement d'eau suffisant en tant que bien commun pour l'ensemble de la population sans discrimination ;
- Offrir des recours effectifs pour ceux qui ont été expulsés de force ;
- Reloger les personnes expulsées sur place, à une distance de marche maximale de 10 minutes, et / ou d'une manière qui assure qu'il n'y a pas d'impact négatif sur les liens sociaux et économiques dans la zone des personnes affectées, ainsi que leur accès à d'autres droits humains, dans des logements adéquats, permanents et économiquement accessibles ;
- Introduction d'un processus participatif lors de la réhabilitation du quartier impliquant les habitants à titre de partenaire égaux.
3. Waterfront communities Port Harcourt, Nigéria
- Respecter et protéger le droit au logement non seulement des propriétaires, mais aussi des locataires, y compris en ce qui concerne le relogement sur place, à une distance de marche maximale de 10 minutes, et / ou d'une manière qui assure qu'il n'y a pas d'impact négatif sur les liens sociaux et économiques dans la zone des personnes affectées, ainsi que leur accès à d'autres droits humains, dans des logements adéquats, permanents et économiquement accessibles ;
- Offrir des recours effectifs pour ceux qui ont été expulsés de force ;
- Mettre un terme à toutes les évictions planifiées des communautés du waterfront, jusqu'à ce que les garanties juridiques et procédurales conformes aux normes internationales relatives aux droits humains soient mis en œuvre ;
- Cesser tout usage excessif de la force dans l'expulsion des personnes de leurs communautés.
4. Place Jérémie, Port-au-Prince, Haïti
- Protection contre les violences et les menaces d'expulsions forcées ;
- Offrir des recours effectifs pour ceux qui ont été expulsés de force ;
- Respect des droits des personnes déplacées par le tremblement de terre, notamment leur droit au retour dans les lieux d'origine avant le séisme;
- Reconstruction participative ancrée sur la viabilité environnementale et économique, la prévention des risques sismiques et les droits humains, y compris en termes de planification, d'attribution des fonds, de la mise en œuvre de politiques et de la gestion.
5. Communauté de Jardim Sao Francisco, Sao Paulo, Brésil
- Protection contre les violences et les menaces d'expulsions ;
- Offrir des recours effectifs pour ceux qui ont été expulsés de force ;
- Relogement sur place, à une distance de marche maximale de 10 minutes, et / ou d'une manière qui assure qu'il n'y a pas d'impact négatif sur les liens sociaux et économiques dans la zone des personnes affectées, ainsi que leur accès à d'autres droits humains, des habitants Rua das Flores, Bandeira da Aracambi, Pro morar do Rio Claro ;
- Reconnaître le droit au logement aussi aux habitants « sans titre », y compris le droit en ce qui concerne le relogement dans des logements adéquats, permanents et économiquement accessibles.
Dispositif
Le Tribunal invite toutes les parties concernées à mettre en œuvre sans délais ces recommandations et à envoyer deux Rapports sur leur respect, avant le 28/02/13 et avant le 31/8/13, afin d'avoir des éléments pour le monitoring et le suivi en relation aux organismes de compétence.
Membres du Jury :
- Cesare Ottolini, coordinateur de l’Alliance Internationale des Habitants, ancien membre du Groupe Consultatif sur les Expulsions Forcées de l'ONU-Habitat, Italie, Rapporteur du Tribunal
- Gordon Aeschimann, docteur en droit, Juge assesseur à la Commission de conciliation et au Tribunal des baux et loyers de Genève, Suisse
- Yves Cabannes, professeur Université de Londres DPU, ancien Chair du Groupe Consultatif sur les Expulsions Forcées de l'ONU-Habitat, Royaume Uni
- Christophe Golay, co-coordinateur du Projet sur les DESC, Académie Droit International Humanitaire et Droits Humains, Suisse
- Malavika Vartak, Amnesty International, Royaume Uni
Annexes
- Recommandations du Tribunal International des Evictions (Geneve, 30 sept.- 2 oct. 2011)
- Le Droit au Logement
Fait à Genève le 28/9/12
Annexe
Le Droit au Logement
1. Le droit au logement est un droit humain fondamental reconnu dans un grand nombre d’instruments internationaux, parmi lesquels la Déclaration universelle des droits de l’homme (article 25), le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (article 11), la Convention relative aux droits de l’enfant (article 27), la Convention pour l’élimination de toutes les formes de discrimination contre les femmes (article 14).
2. Le droit au logement doit être interprété largement pour inclure le droit de vivre dans un lieu où l’on puisse vivre en sécurité, dans la paix et la dignité.[1]
3. Les Etats sont dans l’interdiction de procéder, d’encourager ou de tolérer des expulsions forcées, définies comme des expulsions permanentes ou temporaires, contre leur volonté et sans qu’une protection juridique ou autre appropriée ait été assurée, de personnes, de familles ou de communautés de leurs foyers ou des terres qu’elles occupent.[2]
4. Une expulsion sera forcée, et donc illégale, si elle ne comprend pas l’un des éléments suivants[3] :
- Une véritable consultation des personnes intéressées;
- Un délai de préavis suffisant et raisonnable à toutes les personnes concernées;
- Des informations sur l’expulsion envisagée et, le cas échéant, sur la réaffectation du terrain ou du logement, fournies dans un délai raisonnable aux personnes concernée;
- La présence, en particulier lorsque des groupes de personnes sont visées, des agents ou des représentants du gouvernement, lors de l’expulsion;
- L’identification de toutes les personnes exécutant l’arrêté d’expulsion;
- L’accès aux ressources prévues par la loi ;
- L’octroi d’une aide judiciaire, le cas échéant, aux personnes qui en ont besoin pour introduire un recours devant les tribunaux.
5. Une expulsion sera également illégale si les personnes touchées ne sont pas relogées dans des conditions adéquates, et si une compensation juste et équitable ne leur est pas garantie, même si ces personnes n’ont pas de titres de propriété.[4]
6. Suite à une expulsion, personne ne doit se retrouver sans toit ou être victime de violations d’autres droits humains, y compris le droit à l’éducation, à la santé, à l’alimentation, à l’eau, au travail.[5] Une expulsion ne peut pas avoir lieu n’importe quand ; par exemple, aucune expulsion ne doit avoir lieu par mauvais temps, la nuit, lors de festivals ou des fêtes religieuses, avant les élections, pendant ou juste avant des examens scolaires.[6]
[1] Comité des DESC de l’ONU, Observation générale 4 sur le droit à un logement suffisant , par. 7. Voir également Conseil des droits de l’homme, Rapport du Rapporteur spécial sur le droit au logement , Miloon Kothari, Document de l’ONU A/HRC/7/16 (février 2008), para. 4.
[2] Comité des DESC de l’ONU, Observation générale 7 sur les expulsions forcées , par. 3.
[3] Comité des DESC de l’ONU, Observation générale 7 sur les expulsions forcées , par. 15.
[4] Commission des droits de l’homme, Rapport présenté par Miloon Kothari, Principes de base et directives sur les expulsions forcées et les déplacements liés au développement , E/CN.4/2006/41 , par. 60-61.
[5] Comité des DESC de l’ONU, Observation générale 7 sur les expulsions forcées , par. 10.
[6] Commission des droits de l’homme, Rapport présenté par Miloon Kothari, Principes de base et directives sur les expulsions forcées et les déplacements liés au développement , E/CN.4/2006/41 , par. 49.